Ahmad Jamal chante « Marseille » à Vienne, sous une pluie ininterrompue.
C’est sous une pluie tombée sans discontinuer que le pianiste, qui dans deux jours boucle complètement ses 87 printemps, a, en première partie, présenté « Marseille » au public viennois, bouleversant ainsi le calendrier officiellement connu.
Mariage pluvieux, mariage heureux: entend on souvent dire. Cette symbolique s’accorde-t-elle également aux notes musicales de sorte que concert pluvieux rime à son tour avec concert heureux ? Seuls les spectateurs, les 3200 qui hier soir qui ont pris part à cet événement, bravant les obsessions de cette impertinente annoncée et connue d’avance, peuvent témoigner du caractère heureux de l’idylle entre le pianiste et la scène du Théâtre Antique.
La rareté des apparitions sur scène du magicien de Pittsburgh confère toujours un caractère particulier aux quelques-unes qu’ils s’autorisent, ce depuis quelque temps; aussi, si on se réfère à ses deux dernières apparitions au festival jazz à Vienne, dame pluie a toujours été présente. Oui, d’événement il s’agissait, en plus de ce que représente le musicien, une vraie légende vivante.
Lorsqu’à 20h35, accompagné de sa belle et enlumineuse équipe dont l’ami de toujours Manolo Badrena aux percussions, du virevoltant Herlin Riley à la batterie et du revenant James Cammack à la contrebasse, il rentre dans l’arène sous les acclamations de la foule, c’est un Ahmad Jamal frais (débarrassé de la pointe de fatigue observée pendant les balances), sûr de son fait et avec une certaine pointe d’espièglerie qui l’habite, qui se présente et salue à son tour cet auditoire acquis à sa cause. Et pour mieux l’installer face à l’impertinente (pluie) qui elle aussi, à mesure que le temps défile devenait pressante, l’équipe déroule d’entrée de jeu par la version instrumentale de Marseille. A qui serait-il venu l’idée de quitter les lieux après une telle introduction malgré la pression de la pluie ?
La décontraction et la sérénité bien chevillées au corps, Ahmad Jamal a présenté avec beaucoup d’autorité (en attendait-on moins de lui ?) au public viennois, son ode à la cité phocéenne. Une présentation qui ne pouvait être complète et efficace, si Abd-El Malik ne venait pas, dans un style propre à lui, la déclamer avec la même élégance et intensité que l’avait quelques instants avant lui, savoureusement susurrée Mina Agossi. Se délectant des enluminures de ses lieutenants, Ahmad Jamal dont le jeu est dépoussiéré, sobre mais combien efficace, est resté le pianiste séduisant et redoutable. Et s’il reste le maitre de son art, c’est parce qu’il sait se renouveler ; et Abd-el Malik comme Mina Agossi sont la caution du renouvellement de ce pianiste à l’écoute des notes et sons de son époque.
De l’époque, Christian Scott confirme le choix d’Ahmad Jamal.
Faisant partie de cette génération bien décidée à ouvrir le jazz à des horizons dont on ignore jusqu’où il sera étendu, Christian Scott a su profiter du travail en amont du pianiste, qui lui a réussi l’exploit d’enraciner le public, malgré la pluie ; et à son tour, montrer qu’il est bien parmi cette nouvelle lignée de souffleurs, déterminée à inscrire le jazz dans une autre dimension, celle des fusions dont on croyait impensables, improbables, et à en réécrire les codes. Et cela lui réussit plutôt bien.
C’est donc en compagnie de Lawrence Fields sur Fender Rhodes (piano), Luques Luques à la basse, de la plus en plus impressionnante Elena Pinderhughes (flute) et de Mike Mitchell à la batterie, que l’enfant de Louisiane a enflammé le théâtre antique hier soir, clôturant ainsi une soirée jazz qui a tenu toutes ses promesses. Avec le magicien de Pittsburgh ou avec le sémillant trompettiste de Louisiane, le voyage valait bien son pesant de notes.