Meshell Ndegeocello présente sa playlist personnelle dans son onzième album, Ventriloquism.

Ce n’est pas la première fois que la chanteuse bassiste produit un CD de reprises. En 2012, son album Pour une âme souveraine (A Dedication to Nina Simone) reprend quatorze titres de son mentor Nina Simone. Déjà pour cette performance, Meshell a proposé des versions tout à fait différentes des morceaux originaux (mis à part «House of the Rising Sun»), on se souvient de l’interprétation surprenante sous forme de balade de «Feelin’ Good» qui n’en diminue pas la force du texte.

Pour Ventriloquism, la musicienne va plus loin «J’aime l’idée de transformer les grands succès que j’ai aimés en quelque chose d’un peu moins familier. L’idée de cet album était surtout de mettre en valeur l’écriture de ces chansons, tout en les extirpant du ghetto de leur genre d’origine».

Le titre de l’album peut surprendre, mais c’est parce qu’elle chante les mots des autres qu’elle a l’a choisi. Elle ajoute «J’ignore  de quelle manière la ventriloquie est perçue en en Europe, mais aux Etats-Unis, son histoire est assez compliquée car les ventriloques blancs avaient l’habitude d’utiliser des poupées noires pour raconter leurs histoires

Cette chronique se propose de lui répondre.

La pratique de l’illusionnisme a inspiré beaucoup de dessins animés, séries, films, dont on peut citer : «La nuit du pantin», «Dead Silence»…
Mais c’est bien la première fois que la ventriloquie inspire une création musicale.

Une rapide recherche nous permet de trouver la première trace historique de cette pratique, avec le poète grec comique Aristophane. Platon en parle aussi dans son dialogue «Le sophiste» : « …ils logent chez eux comme on dit l’ennemi et l’opposant et marchent en portant une voix qui résonne en leur intérieur comme l’étrange Euryclée. »

Nous ne sommes pas plus avancés, d’autant plus que, dans des temps reculés, certains ventriloques ont été brûlés par peur et croyance qu’ils étaient possédés.

Même la définition du dictionnaire  ne semble pas nous aider «Un ventriloque est un illusionniste qui utilise ses cordes vocales et non son ventre pour prêter la parole à un autre personnage, généralement une marionnette, en émettant les paroles sans bouger les lèvres. »

Pour aller plus loin, l’aide d’un ventriloque professionnel est donc indispensable.

Oui ! Ecrire une chronique peut mener à prendre un cours ou tout au moins un rendez-vous chez un professionnel du ventriloquisme.

Ce dernier confirme que les ventriloques sont des artistes de la scène, aussi il est formellement recommandé de suivre des cours de musique, d’improvisation, d’écriture.
Il semblerait que nous tenons le filon, les trois disciplines sont maîtrisées par Meshell qui a déjà adopté, à l’adolescence, le nom de Ndegeocello, «libre comme un oiseau» en langue swahili. C’est pendant cette période que la musicienne a découvert tous les titres repris dans Ventriloquism mis à part «Waterfalls » sorti en 1990.

Mais notre professionnel ventriloque insiste sur point le plus important dans l’apprentissage du ventriloquisme : le choix de la marionnette, ou plutôt du partenaire que l’on veut, car il est indispensable  de s’assurer que la personnalité de la marionnette soit différente de celle du ventriloque, afin de donner l’illusion d’avoir deux personnes différentes. Par exemple, si l’illusionniste est plutôt une personne gentille et responsable, il faut faire du personnage un farceur malicieux.

Et dernier point, il faut être convaincu que le partenaire est vivant, dès que la main est glissée dedans, ne plus la traiter comme une poupée ou un jouet, mais plutôt comme un membre de la famille ! Jouez ensemble à des jeux, regardez la télévision ensemble et amenez-la à des réunions de famille.

Revenons à l’écoute de Ventriloquism, il semble que la chanteuse bassiste applique les principes de base du ventriloquisme. Dès qu’elle aborde un morceau de reprise, elle ne le traite plus comme le morceau original. L’exemple le plus frappant est «Smooth Operator » ; ce morceau, sorti en 1984, a été diffusé en boucle pendant plusieurs mois. Sans une écoute attentive, avec une introduction parlée peu connue, il est quasi impossible de le reconnaître dans la forme proposée par Meshell.

 

©Jason Rodgers/Meshell Ndegeocello

 

La musicienne arrive à nous faire oublier les versions originales, en augmentant la force et l’intensité du message. Dans «Funny How Time Files», elle change les paroles de Janet Jackson de «le temps s’enfuit, je t’aime mon chéri…» par un «je suis désolée de devoir partir, mon visa va bientôt expirer…» qu’elle interprète dans un français parfait, donnant ainsi une dimension politique au morceau. L’orchestration et l’arrangement vont  également dans ce sens : l’introduction de cordes frottées, clavier électronique et voix grave pour la version 2018 donne le ton déchiré lié au thème de l’émigration, tandis que le début au Bar Chimes de la version originale de Janet, timbre plus clair, caractéristique des Jackson, engendre une ambiance romantique.

Ndegeocello est une artiste engagée, le choix de la pochette de l’album reprenant l’image du mouvement Act’Up New York (association de lutte internationale contre le SIDA, qui dans les années quatre-vingt-dix milita pour les droits des lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres) le prouve.

On peut dire que son personnage de ventriloquisme est une marionnette qui ne transforme pas la réalité, ce qui est souligné dans «Private Dancer» par un message plus sombre que la version originale de Tina Turner.

La marionnette de Meshell est un partenaire humaniste et politique qui utilise la musique pour véhiculer un message d’espoir : la vidéo de «Waterfalls» tournée en Islande et réalisée par Damani Baker met l’accent sur la nécessité de l’entraide indispensable entre les peuples pour continuer à avancer. Ce clip est le fruit d’une collaboration avec le Programme d’études et de formation de l’Université des Nations Unies, une partie des bénéfices de l’album sera reversée à l’Union américaine pour les libertés civiles.

Chaque piste mériterait une analyse et une étude comparative avec la version originale, mais l’écoute de cet album permettra à tous d’en trouver les messages.

Line Up : Meshell Ndegeocello : basse, chant et production – Chris Bruce : guitare –Abraham Rounds : batterie – Jebin Bruni : claviers et coproduction.

En écoute:”Waterfalls