Kyle Eastwood propose avec son dernier album “In Transit”, une nouvelle façon de reprendre les standards.
Si les reprises des standards sont une des caractéristiques du jazz, Kyle Eastwood propose avec son dernier album: In Transit, une nouvelle définition pour mener à bien cette tâche.
Il est de rigueur pour présenter un nouveau concept de définir le plus en détail possible le phénomène étudié.
Wikipedia, l’encyclopédie universelle créée par Jimmy Wales et Larry Sanger en 2001, définit la reprise en musique comme le fait qu’un autre interprète que son créateur (au sens interprète original) rejoue de façon similaire ou différente ledit morceau.
Dans les styles de musique que sont le jazz et le blues, les morceaux le plus souvent repris deviennent des standards, répertoriés dans les traditionnels Real Book connus de tous les musiciens de jazz. La particularité du jazz est de s’appuyer sur les grilles d’accords pour que les différents musiciens puissent inventer une mélodie après que le thème est annoncé.
Tout cela reste très théorique, mais c’est cependant sur ce principe que les jazzophiles apprécient la reprise du standard “My Funny Valentine” de Chet Baker de 1952 et pas du tout celle de Miles Davis de 1956. Le phénomène est tel que cette chanson, écrite par Richard Rodgers et Lorenz Hart, tirée de la comédie musicale américaine Place au rythme (Babes in Arms) de 1937, apparait sur plus de 1300 albums de plus de 600 artistes.
Comment s’opère ce phénomène ? Les conseils et les livres ne manquent pas, et dans cette bibliographie foisonnante, le pianiste musicologue Philippe Michel définit la reprise d’un thème comme l’espace entre interprétation et improvisation, “réalisation instantanée à partir de cette matière préexistante”.
Il est temps de passer à la phase pratique, l’artiste du jour en est un spécialiste. Il a déjà dans son premier album From There To Here sorti en 1998 repris un morceau très peu utilisé dans le jazz, “Why Can’t We Live Together” du chanteur américain de R&B Timmy Thomas. Son interprétation annonce déjà un goût pour l’exercice, il propose une version originale avec la chanteuse jamaïcaine Diana King, et le solo tout en digression du saxophoniste Plas Johnson est à la limite du free jazz. En 2004, sur son album Paris Blue, sa reprise du morceau Big Noise de Winnetka débute par le thème siffloté par Kyle Eastwood.
Ce morceau est devenu pendant plusieurs années son tube avec plusieurs versions. Le public du Festival de Jazz In Marciac 2012 se souvient de la version de plus de dix minutes que le quintet a donné, Kyle est passé de sa contrebasse en début de morceau à une basse électrique verte pour accompagner la fin du solo de Quentin Collins et proposer au public une improvisation tout en finesse.
Aujourd’hui, avec son nouvel album In Transit, le musicien présente encore quelques performances de reprises, et pas des moindres ; il aborde celles de compositeurs fondateurs du jazz, comme Count Basie, un des pères du Big Band, qu’il a eu le plaisir de rencontrer dans sa jeunesse. La version originale de “Blues In Hoss’ Flat” et la version proposée par In Transit sont différentes (un Big Band, un quintet), mais très similaires, grâce aux arrangements de Brandon Allen, qui permettent aux deux souffleurs de rendre la même dynamique qu’un ensemble de plusieurs cuivres. La résolution de ce mystère est livrée dans le titre de l’album, le résultat de ce quintet est un travail de transit des standards. Il n’est pas habituel d’utiliser ce terme dans la musique, mais à l’écoute de “Boogie Stop Shuffle“ de Charles Mingus, l’évidence apparaît.
Faire transiter est une notion de procédure douanière où les marchandises se déplacent sous le contrôle douanier au-delà des frontières internationales. Pour les marchandises les règles sont très strictes, elles doivent respecter les lois des pays traversés ; cela rappelle les règles d’harmonies, de modes, très chers à Miles Davis. En cas de non-respect, l’oreille des mélomanes ne se trompe pas. Kyle entame le morceau par plus d’une minute de solo, il prend la structure à l’envers (un solo avant le thème), mais quand la mélodie commence, elle a toute la vigueur de la version de l’album Mingus Ah Um de 1959 de Charles Mingus. La similitude dans la notion de transformation et de temps va plus loin. Pour que la digestion humaine soit correcte il faut que le transit intestinal soit respecté, et c’est par lui que les aliments vont être assimilés, comme un standard où un morceau va être assimilé et digéré pour donner naissance à une autre œuvre : “Cinema Paradiso (Love Theme)” d’Enio Morricone avec le saxophone soprano de Stefano Di Battista reprend avec douceur la musique du film de Giuseppe Tormatore.
Faire le parallèle entre les aliments et les standards qui nourrissent et sont indispensables, est d’actualité dans cet album. En effet, l’exercice aide à développer son propre langage dans l’ensemble des très belles créations composant la majorité de cet album. Dans “Rockin’ Ronnie’s”, l’auditeur a de la difficulté à croire que c’est une création et non une reprise, car l’esprit du hard-bop des années 1955 d’Art Blakey et de Max Roach est ressuscité, ces années où tout New York allait au Birdland. Le coup de cœur de la rédaction est le morceau “Soulful Times” du trompettiste Quentin Collins, véritable message d’espoir avec une belle introduction d’Andrew McCormack, suivi par le pupitre saxophone/trompette qui tout au long du huitième album de Kyle Eastwood, ravira les amoureux d’un jazz propre qui groove et respecte les standards et s’en nourrit.
Pour ceux qui n’auraient pas bien saisi cette notion de transit dans l’exercice de reprise dans le jazz n’hésitez pas à aller voir ce quintet en live.
Line Up: Kyle Eastwood : contrebasse, basse – Andrew McCormack : piano – Chris Higginbottom : batterie – Quentin Collins : trompette, bugle – Brandon Allen : saxophone soprano, ténor – Stefano Di Battista : saxophone soprano “Cinema Paradiso (Love Theme)”, saxophone alto “Night Flight”, “Blues in Hoss’Flat” et “Boogie Stop Shuffle”.
En écoute:”Rockin’Ronnie’s”