Charles Ewanjé Epée: Ou comment tuer le génie au Cameroun.
L’expression enfermer dans l’indifférence prend toute sa signification lorsqu’on l’applique à monsieur Charles Épée Ewanjé et bien d’autres génies que regorge le Cameroun. Notre culture a tendance à ne pas respecter ou reconnaître ses enfants et pour cause l’adage nous enseigne que nul n’est prophète chez soi. Le sort réservé à ce “maître” comme certains à qui il a appris à jouer le surnomment en face et paradoxalement le houspillent une fois le dos tourné, est un scandale, une ignominie pour tous ceux qui prennent part à cette macabre entreprise ad-hominem.
Rares sont les musiciens africains qui n’ont pas été marqués par l’omniprésence de chants divers (chorales, folklore, improvisations spontanées…), de rythmes et de danses autour d’eux. En ce qui le concerne, non seulement les différentes ethnies du Cameroun arborant leur folklore dans les rues de Douala ( il a été particulièrement marqué par les troupes bamoun recevant leur sultan, le mvet d’un griot insouciant traversant la ville, les orchestres de balafons interprétant l’ashiko ou le bikoutsi); mais aussi le souvenir de son père, épuisant littéralement son riche répertoire des chansons coloniales en se préparant à aller à son travail à l‘imprimerie de Charles Lalanne (« Fiers enfants de la Loraine », « Je suis fier d’être bourguignon », « Tous ces fiers enfants de la Gaule », « La Marseillaise », « C’est nous les Africains »…entre autres).
Sa mère quant à elle détenait un énorme répertoire des chorales protestantes mêlées aux chansons françaises tirées de la revue « Nous Deux » à laquelle elle était abonnée; elle les égrenait de sa superbe voix de mezzo-soprano, lorsqu’elle était installée sur sa machine à coudre. A cela s’ajoutaient les fêtes rituelles liées aux mariages, à la lutte traditionnelle, aux courses de pirogues, à la circoncision, aux contes et légendes ou tout simplement à la danse du bolobo sous le clair de lune. Dans cet environnement urbain où les instruments de musique traditionnels cédaient peu à peu la place aux modernes, il ai pu admirer les orchestres de danse des années 50 parmi lesquels celui de Daniel Doumbé Eyango tenait une place à part parmi l‘élite. Charles lui rend d’ailleurs un vibrant et sincère hommage, car en dehors de son orchestre de variétés internationales dans lequel il s’est parfaitement mis au diapason des succès mondiaux des années 40 à 80, il a lui-même composé de très nombreuses chansons religieuses jusqu’à son décès en 2005. Il appartient à cette génération de vrais pionniers à qui beaucoup doivent tant et qui paradoxalement sont des laissés pour compte dans les manuels prétendant répertorier les vrais musiciens africains et camerounais.
A ce titre, citons également Lotin Samé qui a légué plus de deux cents chansons religieuses constituant pratiquement le soubassement culturel du littoral. Mais une bonne dizaine d’autres noms méritent la sellette parmi les maîtres des chorales des années 50 à 80 (cf. : Mienge m’esesa Yehova, ouvrage non édité concocté par François Léa Mbassi). Ces prédécesseurs méritent largement notre reconnaissance, et nul musicien au monde ne saurait demeurer indifférent à l’analyse de leurs créations. Ils ont fait suite à l’école allemande ayant formé la génération de Bébey Lobé (le compositeur entre autres du fameux « Tet’Ekombo ». Le solfège et la transposition n’avaient pas de mystère pour eux. Charles a personnellement expérimenté non seulement lors de ses premiers pas de solfège sous leur houlette, mais surtout lorsqu’il est allé remettre précisément à Daniel Eyango en 1989 la partition manuscrite de sa composition qui allait servir de soutien à l’équipe nationale des Lions Indomptables à l’occasion du Mondial 90 en Italie. Daniel Eyango l’a solfiée sous ses yeux, alors qu’il la découvrait.
Cette longue parenthèse mise à part, revenons un peu sur la trajectoire personnelle du professeur Ewanjé. Son choix s’est arrêté très vite sur la guitare, même si ses premiers pas se sont plutôt exécutés sur le banjo qui appartenait à un voisin. Admiratif des maîtres de chorales qui lisaient les partitions polyphoniques qu’il n’a pas cessé de harceler de questions et de recevoir ainsi son initiation et leurs félicitations avant même d’entrer en classe de sixième. Épaté par ceux qui chantaient les mélodies en notes, bien qu’ils transposaient tout en Ut. Cela a formé son oreille.
C’est ainsi qu’au collège Sacré Cœur, personne n’a jamais pu le battre en solfège et dictée musicale. Il a raflé tous les premiers prix de musique et a fini par se voir confier la direction de la chorale du collège par le frère Octavius qui par la même occasion s’en déchargeait pour mieux assumer ses charges de Directeur du collège et prof de maths. C’est à partir 1954, en classe de cinquième qu’il a eu le coup de cœur sur le style folk des guitaristes africains de l’époque, notamment les camerounais Lobé Rameau, Ebongué Bolanga, Mouloby, et surtout le congolais Wendo. Après le bac obtenu en 1959, sa découverte des orchestres de variétés français alors qu’il était en Fac à l’Université de Poitiers constitue le tournant définitif qui l’a amené à monter sur les planches en leur compagnie, à constituer mon propre groupe (de Jazz d’abord : le « Soul combo », puis l’orchestre de variétés au nom de « Charles Epée »), et à composer ses propres chansons.
Par la suite il est passé de la guitare électrique à la guitare classique et la flûte traversière, par un travail assidu d’autodidacte qui a fini par le porter à son premier poste d’enseignant au Théâtre Populaire des Flandres en Octobre 72 à Lille, tout en continuant à travailler dans la musique de variétés. Son séjour en région lilloise lui a donné l’occasion d’enseigner aussi bien à l’Institution Ste Odile de Lambersart (cours secondaire privé), que dans les clubs Léo Lagrange ( Hellemme, Wattrelos, Halluin), et à la Faculté des Lettres de Lille, rue Gosselet, avant d’entrer à Paris où il s’est vu confier un poste au Théâtre Noir en 1981, puis beaucoup plus tard à l’école des Musiques Tangentes des Hauts de Seine.
La véritable inspiration dans la musique africaine à laquelle il s’est résolument tourné s’est donc développée pendant son séjour dans le Nord de la France. Son objectif aujourd’hui est de laisser des partitions aux générations à venir, non seulement pour un usage didactique, mais aussi pour les aficionados de la guitare dans le monde, qui peuvent ainsi découvrir des œuvres africaines signées… Il ne s’agit donc pas de produire album sur album; encore moins de participer à cette sorte de compétition dans laquelle les médias français semblent absolument vouloir engager les artistes africains lorsqu‘ils parlent de « meilleur artiste africain » alors qu‘ils ne font aucune classification des artistes français. Lui que l’on surnomme en France, le “Baden Powell africain“. Cet esprit de compétition est source de jalousie et d’ostracisme entre Africains, poussant à évincer « les rivaux » par tous les moyens. Charles a beaucoup travaillé dans les années 83 à 90 pour ériger une école de musique au Cameroun et peut-être décomplexer ainsi les musiciens; entreprise dans laquelle l’Allemagne (suite à un très beau concert donné le 4 décembre 84 à l’Université de Bayreuth) s’est proposé de financer l’achat d’un terrain et l’érection des murs; et la France (par le biais de l’ACCT qui l’avait recommandé aux organisateurs de ce concert) aurait voulu y poser quelques pierres; mais l’autorisation de principe, demandée au Ministère de la Culture du Cameroun, ne lui est jamais parvenue.
Aujourd’hui encore, toutes ses tentatives d’intégration parmi les artistes camerounais ne trouvent de réponses favorables que lorsque certains parmi eux viennent solliciter ses arrangements, ou ses chansons à interpréter (Grâce Decca, Cella Stella, Charles Ngouassi, Les Lions Indomptables). L’a t-on jamais trouvé dans les « Fleurs Musicales du Cameroun », dans les festivités diverses, parmi les invités aux « États Généraux de la Culture » ou même aujourd’hui aux JMC ?… Jusqu’à ses droits d’auteur sont intégralement détournés par il ne sait qui. A ce propos, n’est-il pas regrettable de laisser la charge de la gestion des droits d’auteurs à des artistes qui deviennent de facto émules et arbitres? En tout cas, force est de constater qu’il attend toujours de voir son nom figurer dans l’une des répartitions des différentes sociétés (SOCADRA, SOCINADA, CMC…) depuis près de trente ans. Ce n’est pourtant pas faute de diffusion de ses œuvres dans les radios et la CRTV. De même les concerts ou festivals dont l’organisation est confiée à tel artiste ou tel autre sont pour ce dernier l’occasion d’occulter ceux qu’il ne souhaite pas voir sous les feux de la rampe. Ô journalistes, ô politiques oserez-vous encore permettre une telle iniquité ? Une nation n’est grande que lorsqu’elle ne crée pas la division entre ses dignes représentants.