Y.Gaspard:”Tu as déjà vu une actrice de théâtre noire ?”
A l’aube des années 80, Manu Dibango surprenait les mélomanes qui découvraient ainsi Georgia Dibango qui lui donnant la réplique dans « chouchou ». Imaginait-il seulement que pendant que certains se trémoussaient naturellement a l’écoute de ce groove, d’autres s’en inspiraient pour nous le traduire en image ? C’est ainsi que, depuis sa Martinique et par la liberté d’esprit qui la caractérise, Yolande Gaspard nous en livre sa version s’armant de son pinceau…Celle qui depuis les années 90 ne respire que par la peinture, revient sur son parcours et nous éclaire sa trajectoire que dire, sa trouvaille. Car son leitmotiv, dit-elle, elle le tire de cette boutade de Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve… »
Qui est Yolande Gaspard ?
Née en 1960 en Martinique, d’une mère institutrice et d’un père ouvrier de l’une des célèbres usines à sucre de l’époque « l’Usine Lareinty ». J’ai grandi entourée d’artisans, un de mes grands-pères et plusieurs oncles ébénistes, à défaut de les voir à l’œuvre, j’étais au milieu de leurs créations qui me fascinaient… Une grand-mère couturière que j’ai eu la chance de côtoyer longtemps, puisqu’elle atteignit le digne âge de 100 ans… Je défaisais souvent ses écheveaux, et mes toiles gardent d’ailleurs les traces de ce métier, tant on retrouve de façon entêtante la présence de fils, de semblant de couture…. Au pinceau!
J’étais une enfant curieuse qui démontait tout ce qui lui tombait sous la main, en activité permanente, avec une hypersensibilité aux gens et aux événements, bonne élève mais supportant assez mal les cadres pédagogiques, éprise de liberté de penser ses utopies au-delà des possibles… Avec ma mère j’ai découvert « les arts majeurs ». Mon année de 6ème à Paris fut décisive en la matière : visite de musées, découverte du théâtre, des concerts classiques… Tout cela dans un univers peuplé de livres et de musique. Une année après, je commençais l’étude du violon, en même temps que mes goûts littéraires se tournaient vers la poésie, et que je commençais à noircir des pages de réflexions, tout cela tenait de l’autobiographie très romancée, une sorte de journal poétique et pamphlétaire, un peu comme pas mal d’adolescents je pense…
Vers l’âge de 15 ans-16 ans je me passionne pour le théâtre que je pratique au collège, et je fais aussi de la danse contemporaine dans les ateliers du SERMAC, centre culturel de Fort de France, fraîchement créé par Aimé Césaire. Le clou de ma jeune « carrière » d’actrice vit son couronnement dans le rôle d’Hermione que j’incarnai dans l’Andromaque de Racine, au Théâtre Municipal de Fort de France !
Quel beau souvenir ! Comme dit Aznavour, « J’me voyais déjà en haut de l’affiche »…. Mais patatras !!! Ma mère mit un terme à tous ces rêves farfelus en me disant « Tu as déjà vu une actrice de théâtre noire ? Et puis tout ça te prend trop de temps sur ton travail scolaire »… Seul, m’était accordé le violon qui ne s’accordait que moyennement avec moi… La peinture et le dessin en milieu scolaire étaient vraiment des activités qui m’attiraient peu, la reproduction de paysage et autre carafe m’ennuyait terriblement, et tout dessin commencé, se terminait en arabesques, sous le regard dubitatif de mes professeurs… J’ai pris de mon père l’amour du bricolage, lui aussi écrivait une forme de poésie lyrique, il m’amusait beaucoup quand il déclamait avec des accents gaulliens, des trémolos dans la voix, la main sur le cœur… Voilà le terreau sur lequel a poussé et s’entretient à ce jour ma créativité, avec la tête, les mains et mon cœur à l’écoute de celui du monde…
A 30 ans vous commencez la peinture ; qu’est ce qui en est le facteur déterminant ? Que faisiez-vous avant de devenir peintre ?
La peinture est tellement ma respiration, que tout ce qui a été fait avant a très peu imprimé ma mémoire, sauf l’écriture et la pratique de la musique qui sont indissociables… Ce sont mes 3 piliers. Je n’ai pas trop retenu les années où j’ai tant bien que mal tenté de mettre en pratique les notions de « secrétariat de direction bilingue ». J’ai aussi travaillé dans la photo d’art, où ma spécialité était la retouche à la main, cette activité m’a mise en phase avec une sorte de pratique du dessin et j’ai aimé découvrir la patience et la minutie qui sommeillaient en moi… Je faisais alors ce que fait Photoshop aujourd’hui… C’était ma dernière occupation juste quelques mois avant la peinture, et certainement le début de la route vers elle…
En fait, à 30 ans je cohabite avec une amie qui a un fils de 2 ans… Je me mets à utiliser les gouaches du petit sur papier Canson pour éviter d’acheter des posters pour la déco de la maison… C’est là que tout commence, que tout ce bouillonnement intérieur trouve enfin le moyen de se manifester, que les frustrations s’envolent, et je me rends compte que j’aime MA peinture, celle qui sort de moi sans contrainte, en toute liberté. Alors, mes amis veulent tous une « œuvre » et commencent à m’offrir chevalet, acrylique, toiles… Et depuis, je peins tous les jours…. Sept ans après, je débute mes premières expositions collectives d’abord, et ma première expo individuelle aura lieu 11 ans après, sur l’île de Barbade, dans le cadre de son festival de jazz… Hé oui, là aussi j’ai mis du temps ! Sans mes amis et leur acharnement à vouloir voir un, puis deux, puis trois tableaux….. J’aurais peut-être arrêté qui sait ? Ils sont encore à mes côtés aujourd’hui, comme à mes premiers coups de pinceau, j’ai beaucoup de chance de les avoir, et ce petit garçon de 2 ans à qui je piquais le matériel, a maintenant 23 ans et est toujours mon premier fan et critique !
Vous pratiquez votre activité comme une semi-pro ai-je lu. Que signifie artiste semi-professionnelle? Et quel est l’élément qui vous fait défaut pour être une artiste 100%professionnelle ?
Semi-professionnelle équivaut à parler d’artistes émergents, pas encore connus, mais ayant déjà assez travaillé pour éveiller l’attention et l’intérêt de collectionneurs et d’un certain « marché ». Moi, je me considère professionnelle, puisque la peinture est ma seule activité, et que je la pratique tous les jours de ma vie depuis 22 ans maintenant. Être répertoriée administrativement en tant que professionnelle, n’implique pas que vous puissiez vivre de votre art, surtout qu’en Martinique, nous nous trouvons géographiquement loin de tout ce qui fait le marché (salle des ventes, vraies galeries, agents), or pour le marché de l’art français, être un peintre professionnel passe aussi par la reconnaissance d’une cotation officielle, en plus d’un enregistrement MDA (Maison Des Artistes), et d’une inscription à son centre des impôts, ce qui est beaucoup plus simple que l’obtention d’une cotation officielle, qui elle passe par des ventes publiques. Depuis 2011, ma peinture circule dans l’hexagone, pour l’instant en expositions collectives… Mes démarches artistiques ont l’air de plaire, donc… A suivre !
Pour ce qui est de mon actualité immédiate, je viens de faire une très belle exposition personnelle (dixit les visiteurs) soutenue par le Conseil Général de la Martinique, que j’ai intitulé « GASPARD EN ARTS MAJEURS », justement parce que j’y présentais aussi ma poésie mêlée à ma musique, tout cela au milieu de 64 toiles, dans un cadre taillé pour les mettre en valeur… Cela m’a valu de très beaux échanges avec des gens intéressants, qui ont cerné la cohérence de mes démarches, ce qui m’a conforté dans l’idée que je crée aussi pour provoquer le prétexte de la discussion, de la rencontre, les couleurs ne sont que supports pour dire… Mon cercle de collectionneurs aussi s’accroit… Merci à eux pour les étoiles dans leurs yeux qui m’intimident encore….
Comment définissez-vous votre peinture?
Pas évident de la définir sans l’enfermer, je vais donc m’attacher à vous planter le « décor de mon théâtre créatif » : Un plein panier des choses que j’ai à dire selon l’actualité du moment, le monde est riche, et m’évite de connaître la panne d’inspiration… Cela peut partir de réflexions très personnelles, en passant par des pensées sur l’histoire, l’actualité du monde, la science, la politique, la philosophie, le genre humain et les rapports qui le gèrent, mes utopies (Amour, Liberté, Paix), que je voudrais voir régner… Je dirais donc d’emblée qu’il s’agit d’une peinture très spontanée, impulsive au début de l’œuvre , et que je travaille ensuite des mois durant, jusqu’à ce que l’idée qui en a émergé ait fini son discours ! Je suis quelqu’un de très lent dans les actes, à la pensée vive ! Paradoxal ? Oui ! Une de mes toiles s’appelle d’ailleurs « FESTINA LENTE » (Hâte-toi lentement) et me définit tout à fait, surtout que lorsque je fais vite, je fais mauvais !
Je pense qu’un individu est la somme d’héritages ancestraux, pour la plupart inconscients, c’est là que je vais puiser patiemment, avec une force tranquille… Je veux que mes toiles soient moi, le plus possible, dans toutes mes diversités concentrées en un être… La complexité du monde me passionne, et c’est elle que j’essaie de décortiquer dans mes toiles… S’il faut une définition officielle, je suis classée chez les surréalistes en général, et pour certaines œuvres chez les abstraits ! Peintre de la complexité me va assez parce que je n’en vois ni les frontières, ni le plafond, et que ça s’enracine dans l’insondable…
Une phrase de Picasso qui me convient : « Je ne cherche pas, je trouve… »
Nous vous laissons le choix de prendre deux de vos peintures et de nous les commenter?
« MANU CHOUCHOU MAKOSSA » -73 x 50- Acrylique sur toile- 2005 –
« J’HABITE L’ETERNITE » – 116 x 89 – Acrylique sur toile – 2008 –
Et pourquoi précisément celles-là (référence à la question ci-dessus) ?
Il n’est pas toujours aisé de commenter une toile, car souvent la création échappe au créateur, et appartient d’avantage à celui qui la contemple…
-La première pour un clin d’œil au Cameroun et à Manu Dibango dont j’adore la musique et que j’ai vu en concert en Martinique en janvier dernier. Merci Mr Manu ! Il y a un de ses morceaux qui s’appelle « QUI EST FOU DE QUI ? CHOUCHOU» qu’on écoute, chante et danse très souvent à la maison avec mes amis…. D’où le titre de cette toile !
-La seconde fait partie des œuvres qu’accompagne aussi un texte qui dit tout, et que je vous livre …
J’HABITE L’ÉTERNITÉ
Je suis née très avant
Bien avant
Pied sur terre
Bien avant
Très avant
Père et mère
Partie d’eux
Arrivée une
Je suis strates à gemmes précieuses
Sédiments de nuit des âges
Pétroglyphes gravés dans le temps…
Car… J’habite l’éternité !
Comment se déroule le processus de création d’une œuvre chez vous ?
De façon très jubilatoire… Impérieuse… Car il s’agit d’une addiction qui pour une fois n’entraîne aucun problème de santé, au contraire ! Pour être sérieuse, cette réponse a l’air d’une boutade, mais elle reflète tout a fait ce que je veux exprimer, car je suis en état de bouillonnement imaginatif perpétuel, tout m’inspire… Ma peinture est très liée à la poésie et au piano (instrument qui me convient mieux que le violon pour satisfaire mon besoin vital d’improvisation), donc, quand je crée, je passe d’une activité à l’autre, ce qui peut perturber mon entourage parfois, mais qui m’est indispensable pour ressentir cette sensation d’évidence de liens… J’ai souvent des titres communs à des toiles, des compositions musicales et des poèmes… J’ai besoin de ce fourmillement que je dompte ensuite, et besoin de beaucoup de temps aussi, j’aime surtout peaufiner les détails, certaines toiles m’ont pris 2 ans, d’autres une année…. J’ai besoin d’au moins 2 à 3 mois pour un format moyen voire petit parfois… Un extrait de « L’art poétique » de Boileau qui me va comme un gant :
…/… « Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,
Polissez-le sans cesse, et le repolissez,
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez »…/… (Chant I)
Avez-vous un thème favori que vous traitez dans votre peinture? Dans les deux cas (Oui/Non) pourquoi ?
J’aborde absolument tous les thèmes qui m’interpellent, et ils sont nombreux ! Je ne peins pas par séries non plus… Je m’ennuie assez vite si je sais à l’avance ce que je dois « produire ». J’ai par contre des récurrences : Mosaïques, briques, impressions de couture avec permanence de liens, de fils, de tissages… Ces « symboles » qui se sont imposés au fil du temps, correspondent assez à mon tempérament : apporter ma pierre à l’édifice monde, en créant perpétuellement du lien… Surtout que je crois profondément que tout est lié dans des entrelacs qui nous échappent mais qui sont réels, dans la chimie des choses, l’histoire des vies, du plus petit atome à l’infiniment grand… Moi, je le ressens dans tous les aspects de la vie ! Je peins tout ça sur supports de toute sorte : Toile, bois, meuble, pierre, vêtement….
Quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui, comme vous, découvre sa vocation (passion, etc…) de peintre à l’âge de 30 ans et souhaite devenir professionnel ?
A chaque étape de votre vie soyez vous-même ! Que les parents soient à l’écoute des talents naturels de leurs enfants, se sont les frustrations, l’oisiveté et les complexes d’inutilité, d’infériorité qui entraînent l’instabilité, l’inquiétude, la violence, … J’avais déjà cette faculté de création dans l’enfance, heureusement, je n’ai pas échappé à mon destin, sinon j’aurais eu un problème d’énergie mal canalisée, j’aurais très mal fait un métier que je me serais forcée d’exercer… Or, pour qu’une société fonctionne bien, il faut que chacun se sente à sa place au bon moment, en accord avec ses capacités naturelles… On nous fait croire avec l’aide des religions que c’est ce que l’on acquiert dans la souffrance qui a de la valeur ! Il ne viendrait pas à l’idée d’un oiseau d’aboyer ! Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas bosser… Avoir du talent ne suffira jamais, mais travailler dans l’amour de ce que l’on entreprend me paraît plus épanouissant, et plus respectueux des autres sans qui l’on n’est pas grand chose….
En vous laissant le mot de la fin, tout en vous souhaitant de porter encore plus haut les couleurs universelles de la culture.
Une belle exposition au Cameroun ?! Rencontrer des peintres de ce pays si près, si loin !!! De vrais échanges réguliers Antilles-Afrique !!! Des lignes aériennes directes pour se faire !!! Encore une utopie ??? Mais non voyons ! Puisqu’on va sur la lune et que les programmes pour mars sont dans les cartons… Rester calme surtout face aux archaïsmes ! Et garder son humour toujours !