Lakecia: “Ne jamais dire jamais !”

J’ai croisé la première fois la route de Lakecia Benjamin à New York. C’était en Août 2019. On ne parlait pas de Coivid-19, on ne portait pas de masque, c’était la joie de vivre. Alors que je traversais le park Marcus Garvey, je l’entendais jouer. J’accélérais le pas pour arriver juste à temps pour la photographier. Le temps de récupérer mon accréditation, elle venait de descendre de la scène du Charlie Parker Jazz Festival. J’étais déçu de ne pas l’avoir vue. Armé de mon appareil photo, je me présentais à elle et lui demanda à la photographier. Elle me demanda si je l’avais vue sur scène ? J’étais bien obligé de lui dire la vérité. Sans état d’âme elle refusa que je la photographie. À ce moment, je m’étais juré de ne jamais assister à ses concerts quel que soit le cas.

Et pourtant, ce vendredi 30 mars 2023. La Covid, le confinement, la guerre en Ukraine, le changement climatique, le monde a changé, même le jazz. Alors que j’étais tranquillement entrain d’écrire quelques articles, mon téléphone sonne : « Allo Sam, comment vas-tu ? C’est Jean-Jacques Dikongué, qu’est-ce que tu fais ce soir ? » Et moi : « Rien de particulier, je bosse et je rentre vers 18heures à la maison. » JJ : « Es-tu disponible à 22heures, il y a un concert au Duc des Lombards, je ne peux pas y aller mais si tu es dispo, je te cède ma place. » Silence radio. Je me reprends : « Qui joue ce soir ? » Lui : « Lakecia Benjamin ! » Moi : « Ah ! Mouais ! » Je me remémore la scène vécue en 2019. Dois-je accepter ou refuser. Lui, Jean-Jacques Dikongué, ne connaît pas cette histoire, il attend que je lui réponde. Et moi : « Tu as l’air fatigué, tu es à Paris ? » Lui : « Non, je sors de voyage, je suis effectivement fatigué, je me suis dit que ce concert pourrait t’intéresser. » Pendant qu’il me raconte son voyage, je continue de réfléchir. Il est vrai que j’avais vu l’annonce de ce concert, sans vraiment m’y intéresser. Il reposa la question une troisième fois : « Alors ? » Sans réfléchir, je m’entends encore lui dire « Oui je veux bien. » Est-ce vraiment moi qui ai dit oui ? Je n’en sais rien. Toujours est-il que tout s’est enchaîné. Je vous passe mon retour chez moi, la cuisine, le dîner etc.

Samuel Nja-Kwa for ©Tribune2lArtiste

21h45, me voici donc devant le Duc des Lombards. La route est bruyante, les jeunes s’abreuvent de bière. Au bout de 10 minutes, je me retrouve à l’intérieur de la salle. Je tombe nez à nez avec E. J. Strickland, le batteur : « Hey E. J.  How are you doing ? » lui : « Good man, it’s good to see you ! » Assis à 2 tables, je reconnais Sébastien Vidal, le propriétaire du club. Je le salue au loin. Il se lève et vient vers moi. « Je me souviens de toi mais je ne me rappelle plus où on s’est rencontré ? » Moi : « Ici même, tu m’avais interviewé lors de la sortie de mon livre Route du Jazz, c’était pour ta radio, TSF Jazz. » Lui : « Ah, je m’en souviens bien, on était assis là-bas ! » Bientôt 22heures. Il se dirige vers l’ingénieur du son qui lui tend un micro : « Mesdames et Messieurs le concert va commencer. Veuillez recevoir comme il se doit : Zaccai Curtis au piano, E. J. Strickland à la batterie, Ivan Taylor à la contrebasse ! Et un tonnerre d’applaudissement pour Lakecia Benjamin ! »

 Vêtue d’un blouson couleur argent et d’un pantalon couleur or, elle monte sur scène et offre son plus beau sourire au public. « Vous avez de la chance, dit-elle, c’est mon dernier set ! Et mon dernier show en Europe. » Elle s’empare de son saxophone alto et se lance. Je la trouve rafraîchissante. Son jeu est à la fois rapide et aérien. Elle maîtrise son sujet. Je la sens à l’aise et sûre d’elle. Il faut dire qu’elle a une sacrée équipe. Les musiciens qui l’accompagnent ont « de la bouteille ». Les avoir à ses côtés la rassure. Ils donnent du volume à son jeu tout en lui laissant assez d’espace pour qu’elle s’exprime.

Je me surprends à battre la mesure, j’apprécie. Je suis content d’assister à ce concert. Pendant que la saxophoniste échange avec le public, j’en profite pour traverser la salle pour me rendre à gauche de la scène. Lakecia m’aperçoit et me lance: « Hey how are you my brother? » Je lui réponds tout en avançant vers l’autre côté de la salle : « I’m good and you ? » Le public pense qu’on se connaît. Je suis sûr qu’elle ne se souvient même plus de l’épisode de New York. J’ai envie de l’interpeler mais le moment est mal choisi. Elle reprend son instrument et propose une version étincelante de Amazing Grace, puis Afro Blue et quelques titres de Alice Coltrane et des standards issus de Phoenix, son dernier album. A voir le sourire des gens dans la salle, tous semblent conquis.

 Bientôt la fin du concert, elle annonce le dernier morceau. Une ballade pour ralentir la cadence ! lance-t-elle aux musiciens, amusés. « Je vous comprends les gars, je suis la plus jeune. » Rire dans la salle. Elle a de l’humour en plus. Le public ne veut pas la lâcher, il la rappelle comme il sait le faire. Elle revient, parle d’amour quelle que soit la couleur des gens, de révolution… heu… de grève, et conclut son spectacle sur un dernier titre extrait de son nouvel opus.

A la fin du concert, je n’ai plus que mes images dans mon appareil photos, et la musique pour me rappeler qu’il ne faut jamais dire jamais ! Lakecia Benjamin a tout d’une grande. Les nombreuses récompenses qu’elle a reçues pour la sortie de son nouvel album l’attestent.

Nouvel album : Lakecia Benjamin, Phoenix, Whirlwind Recordings, 2023