Jacob Desvarieux: « Kassav fait le lien entre les antillais…»

jdes« Sonjé » couronne les trente ans de carrière de Kassav. Au delà de l’image festive du Zouk le groupe incarne une exigence musicale respectée à l’échelle de la planète. Rencontre avec un des membres du groupe, Jacob Desvarieux.

Pourquoi avoir attendu six ans pour faire cet album?
Au début du groupe, on faisait un disque tous les six mois, tous les ans, car on touchait juste les Antilles. Pour occuper le terrain, on sortait plein d’albums, en groupe, en solo, en peu de temps. Actuellement on touche plein de pays. Il faut attendre au moins cinq ans avant que le disque soit sorti dans tous ces pays ou que ça soit exploité. C’est pourquoi nous avons mis ce temps.

Comment avez-vous enregistré dans tous ces lieux? (Paris, Saint-Domingue, Santorin…)
Quand on sait qu’on va être dans un coin on s’organise pour y enregistrer. Si on fait un concert et qu’on a un trou d’une semaine on reste et on enregistre. C’est impossible d’enregistrer ensemble un mois d’affilée. On procède par petits bouts sinon ce n’est pas gérable. On a toujours le même ingénieur du son. Ce sont les musiciens et l’ingénieur du son qui font la couleur de l’album.

On dit que vous renouez avec vos débuts dans « Sonjé »
C’est comme en peinture. On peut commenter pourquoi le peintre a mis une couleur plutôt qu’une autre. Un peintre peut créer sans explication ésotérique. C’est pareil en musique. On a fait la musique qui nous plaisait. On l’a écouté entre nous. On espère que ça va plaire à un tas de gens. C’est aussi simple que ça. Ça rappelle à certains nos premiers albums par la façon dont on a travaillé. On s’est réunis dans la même pièce pendant un certain temps. Ça ne nous était pas arrivé depuis longtemps. Pour nos albums précédents, chacun arrivait avec ses chansons pratiquement prêtes. La technologie permet ça. On l’écoutait et on faisait des retouches mais on avait une base. Pour « Sonjé » on partait vraiment de zéro. Un gars arrive avec une guitare et fait une mélodie: « C’est bien. On le fait et on travaille dessus jusqu’à ce que ce soit abouti. »

Vous avez toujours mis en avant un Zouk aux colorations très variés
Le Zouk est une musique très riche avec beaucoup de composantes. La nouvelle génération se limite un peu plus car, je suppose, elle veut toucher un plus large public. Du coup, la musique est simplifiée. On n’a pas la même culture. Quand j’ai débuté la musique il fallait épater les copains. C’est ce qui nous motivait. Aujourd’hui, l’image paraît plus importante que le son. Les temps changent. Kassav reste dans ce qu’on sait faire, qu’on faisait et qu’on faisait toujours. De la musique pour que les gens écoutent et trouvent ça bien!

« Sonjé » est un hommage à l’un des vôtres Patrick Saint-Eloi
C’est un hommage à l’un de nos frères. Quand on fait des hommages musicaux, en général, c’est pour des gens qu’on n’a jamais rencontré. En l’occurrence, on a partagé la scène pendant plus de vingt ans avec Patrick. On avait plein de raisons de lui dédier cet album. On l’a diffusée en téléchargement libre. Comme on trouvait que la chanson était bonne en plus, on a donné son nom à l’album.
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Quel est votre rôle dans le groupe?
Chacun amène ce qu’il sait faire dans le domaine où il se sent compétent, pour arriver au résultat final. Comme Jocelyne et moi on donne les interviews les gens pensent qu’on dirige le groupe. Pas du tout! Tout le monde a contribué.

Comment avez-vous rejoint Kassav en 1979?
J’habitais Marseille. Je jouais dans un groupe de lycée, du Rock, tout ce qui sortait à l’époque: Led Zeppelin, Rolling Stones, Jimi Hendrix… C’était l’époque de Woodstock. Ça a incité plein de jeunes à faire de la musique d’une certaine façon. Quand j’ai rencontré le fondateur du groupe, Pierre-Edouard Décimus, il avait sa vision de la musique antillaise qu’il connaissait très bien. Alors que moi très peu. On a discuté pendant des mois. Un jour, on est passé à l’attaque en studio. On a fait une expérience qui a été bien accueillie. On a continué après, en montant un groupe de musique antillaise, qui ne collait pas à ce qui se faisait à cette époque de « World music ». Au lieu de faire de la musique des îles destinée à être considérée pour les occidentaux on voulait faire de la musique d’antillais pour les antillais. On ne cherchait pas à plaire au reste du monde. Dans le contexte, il y avait les mouvements identitaires antillais. On suivait cette vague. Il y avait des choses à dire, à revendiquer. On a recruté de bons musiciens, qui puissent apporter quelque chose à cette expérience musicale et qui défendaient aussi ses idées politiques, écologiques. Accessoirement, faciles à vivre! Rires.  Des gens qui comprenaient l’intérêt d’évoluer de manière harmonieuse.

Quelles sont ces revendications?
On voulait revaloriser la Guadeloupe et la Martinique et l’usage du créole. A l’époque, beaucoup d’antillais considéraient que c’était un dialecte quelconque et ne le mettaient pas en valeur. On fait partie de ceux qui ont fait l’effort, non pas pour qu’on le parle, tout le monde le parlait, mais pour qu’il soit reconnu. On demandait aux écoliers de ne pas parler créole, de peur qu’ils fassent plus difficilement des progrès en français. Ça a été prouvé par la suite que c’était une idée reçue. Par ailleurs, certains faits historiques, pendant l’esclavage, n’ont toujours pas été reconnus par la France. Il n’y a pas eu de réconciliation. On a milité pour la reconnaissance de cette période dans le marbre. La France s’est battue avec l’Allemagne pendant des siècles. La paix a été actée. Quand j’étais gamin, si un allemand voulait faire du tourisme en France il devait être courageux. Aujourd’hui on ne se rappelle même plus que ça a existé parce que les gens ont parlé, se sont réconciliés.

Vous avez monté un orchestre revalorisant la musique guadeloupéenne et martiniquaise
Entre la Guadeloupe et la Martinique il y avait un petit antagonisme. Des groupes martiniquais et des groupes guadeloupéens. C’est aussi lié à la distance entre les deux îles. Pendant longtemps, il y avait des petites phrases ou des rivalités. Ça a  beaucoup évolué ces trente dernières années. A nos débuts, la musique haïtienne constituait entre 60 et 80% du top aux Antilles. Leur musique plaisait et plait toujours aux Antilles. Ils avaient le monopole du marché. Les guadeloupéens et les martiniquais se contentaient d’imiter la musique des haïtiens. Il y avait un manque de fierté, d’assurance. C’est toujours plus facile de regarder les autres, de dire que ce qui se passe à l’étranger c’est mieux que ce qui se passe chez soi. Quand Kassav est arrivé on a amené autre chose, une couleur. On est antillais. On fait la musique locale. On ne cherche pas à imiter. On fait avec ce qu’on a et on le met en valeur. Beaucoup de musiciens ont pris ce modèle: « On n’avait pas vu ça comme ça! Y a moyen! »

Certains disent que votre musique est inspirée du Kompa haitien. Qu’en pensez-vous?
Toutes les musiques sont basées sur douze notes. Beethoven a utilisé un do. Moi aussi. Est-ce que je copie Beethoven? On a une histoire commune avec Haïti, une proximité géographique. Il y a des similitudes. Si on avait imité le Kompa les haïtiens seraient les premiers à le dire! On a été fouiller dans ce qui se faisait dans nos îles, la Biguine, la Kadans, le Zouk… et essayé de voir ce qu’on pouvait en tirer. Comment le moderniser, l’améliorer. On a écouté ce qui se faisait avant nous dans notre culture: les« Vikings de Guadeloupe », les « Aiglons », Malavoi… Si vous voulez créer il faut savoir ce qui a existé avant vous et apporter sa touche. Sinon, vous risquez de faire quelque chose qui ressemble à ce que vous écoutiez gamin, mais sans se rappeler comment ça s’appelait! C’est comme ça que toutes les musiques ont été créées. S’il n’y avait pas eu le Jazz il n’y aurait pas eu le Rock. Il y a un monde entre George Benson et les Rolling Stones et pourtant ça vient du même endroit! Entretemps chacun a apporté sa contribution pour faire bouger la musique dans un sens ou un autre. On est forcément influencés par les autres. On écoutait « Earth Wind and Fire », la Salsa, la musique classique, le Jazz. Même ce qu’on n’aimait pas nous a influencé parce que ça voulait dire qu’il fallait éviter ça! On peut dire qu’on a pris un peu partout, de la même façon qu’on peut dire que dans le Rock il y a de la musique africaine. Oui… mais c’est bien dilué! Rires. Il y a eu beaucoup d’évolution. Pourtant, à la base c’est une musique qui a été créée par des noirs. De nos jours, avec les moyens de communication, c’est impossible de faire une musique sans influence extérieure. On peut entendre la musique du Tibet, du Japon, de l’Inde, des Antilles, d’Europe du Nord, de partout. Notre musique a influencé des musiciens américains connus. On en parle moins que de savoir où on a pris nos influences.

Kassav est aussi l’un des premiers groupes antillais à s’être professionnalisé
La Martinique et la Guadeloupe sont de petites îles de quatre-cent-cinquante-mille habitants. La Guadeloupe ne représente qu’un quart de la population marseillaise! On a de très bons musiciens et mélomanes, mais peu d’outils techniques. Comme on vivait en France, avec Pierre-Edouard, on utilisait les technologies à notre portée. Ça a beaucoup fait avancer les choses pour professionnaliser notre musique. Le fait d’habiter en France nous permettait de jouer en France, en Afrique, dans plein de pays étrangers. C’est facile pour les antillais d’aller en métropole. Mais, jusqu’à aujourd’hui quand on vit aux Antilles, on doit d’abord passer en France pour aller dans d’autres pays. Nos problèmes étaient pires qu’une ville de province en France. S’il y a un concert de Michael Jackson à Lille, les marseillais peuvent venir en train. Les antillais sont à dix-mille bornes de la France et ils doivent prendre l’avion. Ça change l’approche.

Quel est votre rapport à l’Afrique?
J’ai vécu au Sénégal quand j’étais gamin. Un voisin musicien m’a appris à jouer de la guitare. Pour l’anecdote, son petit frère est le bassiste actuel de Youssou N’Dour. J’ai découvert la musique au Sénégal, puis en France, avec le Rock. J’ai travaillé avec des musiciens africains en France, camerounais, ivoiriens, sénégalais… Ça m’a beaucoup apporté. Quand j’ai commencé Kassav j’avais ce bagage. A l’époque, on n’avait pas l’idée que les antillais sont africains car l’Histoire a été écrite comme ça. On apprenait aux antillais qu’ils ne sont pas africains. Ils sont noirs mais c’est différent. Ils se sentaient blancs. Quand je suis allé en Afrique j’ai eu une sensation bizarre. ça réveille plein de choses. On voit des gens qui ont la même couleur que nous mais qui ont une culture, un passé que nous n’avons pas. Pour nous, c’est comme si notre Histoire commençait par l’esclavage. Celle des africains remonte à des millénaires. Tous les antillais devraient aller au moins une fois dans leur vie en Afrique, ne fut-ce pour voir des villes plus grandes que les nôtres, avec des gens qui nous ressemblent.

Votre album solo avec Georges Décimus « Gorée » en 1986 vous est cher à ce titre
C’est un symbole qu’on vient clairement d’Afrique, même si tous les esclaves ne sont pas passés par Gorée. Quand nos ancêtres sont arrivés il y a deux-cents ans ce n’était pas le club Med! Revenir sur les lieux du crime ça touche! Chacun a envie de savoir d’où il vient pour savoir où aller.

Par ailleurs, vous avez conquis un large public en Afrique
Nos premières tournées en Afrique étaient extraordinaires. Quand on jouait aux Antilles pour cinq-mille personnes on trouvait que c’était un énorme concert. Quand on est arrivé à l’Hôtel Ivoire à Abidjan il y avait deux-mille places. Le lendemain, concert à Bouaké, avec vingt-cinq milles personnes! Après ça ne s’est plus arrêté! Dans certains pays on remplit des stades de cinquante à cent-mille places. Il y a des endroits où les musiciens se sont réappropriés notre musique comme en France on s’est réapproprié le Rock. Ils reprennent notre musique et la font évoluer avec leurs musiques locales, en Angola, au Brésil… C’est frappant pour nous de toucher autant de monde en venant de si petites îles! Sur trente ans de tournées, il y a eu des anecdotes plus ou moins rigolotes ou tristes. On l’oublie. Si on ne se rappelait que de la douleur les femmes ne feraient plus d’enfants!

Quel concert vous a le plus marqué?
Celui au Stade de France. C’est l’endroit où on a joué devant le plus de monde en France. C’était un challenge. On fait partie de la petite poignée d’artistes français qui a joué au Stade de France. On l’a fait. Ça marque, comme notre premier zénith, notre première tournée africaine. Ce sont des dates qui restent en mémoire.

Que pensez-vous du rapport des antillais de l’hexagone et ceux de là-bas?
C’est un peu le regard des gens de province sur les parisiens et vice versa. Ils ont une chose en commun: Kassav. On est au milieu. On a entendu tellement de gens nous dire en France  que la musique de Kassav fait le lien avec les Antilles. On est très fier de ça. On est aussi fiers du lien tissé avec l’Afrique et plein de pays du monde, très éloignés, comme la Nouvelle-Calédonie, qui ont en commun d’aimer la même musique.

Quel est votre rapport avec les Caraïbes anglophones?
Quand une musique marche bien tout le monde l’écoute partout. Des musiques traversent les frontières. On a des chanteurs de toutes les îles autour de la Guadeloupe et la Martinique qui ont repris nos morceaux et en ont fait des succès chez eux. C’est plus difficile d’aller chez eux car leurs marchés sont plus fermés. A Saint-Domingue, au Vénézuela, à Trinidad et Tobago, beaucoup de nos chansons ont été reprises telles quelles. Pour un artiste, il n’y a rien de mieux que d’entendre de son vivant d’autres musiciens reprendre ces idées. Ça prouve qu’on n’a pas fait ça pour rien!

Mine de rien, tout le monde ne sait pas que Kassav délivre des messages
La musique sert à faire danser les gens. Même à l’époque de Beethoven, Bach et Mozart même si on en parle aujourd’hui de manière très intellectuelle. On met des messages. La majorité des gens dans l’hexagone ne parlent pas créole. On trouve toujours quelqu’un pour traduire les paroles. Beaucoup de gens en France ne parlent pas anglais. Ça ne les empêche pas d’écouter des chanteurs américains. Parfois quand on leur donne la traduction ils font: « Ah ouais! » Si on traduit tous les morceaux de rap certains auditeurs seraient surpris. Ils écoutent ça toute la journée et le fredonnent sans savoir ce qu’ils racontent. Dans nos textes, on dénonce la façon dont l’agriculture a été traitée dans nos îles. La façon dont on exploite la terre, alors qu’elle est rare. C’est tout petit. Les antillais ont vendu leur terres à tire-larigot pour une bouchée de pain, pour avoir de l’argent. Ils ne pensaient pas à leurs enfants qui sont arrivés derrière, incapables d’acheter un morceau de terrain parce que c’est trop cher, à cause de la spéculation. Quand on traduit nos chansons telles quelles il y a plein de messages. On est là pour faire danse les gens. Un comique est là pour faire rire les gens. Mais quand on rit, après on se dit: « Ce n’est pas bête ce qu’il dit. » C’est pareil avec les chansons. On danse et quand on écoute plus attentivement « Zouk la sé sel medicaman nou ni » on se rend compte que le sens des paroles n’est pas: « Allons y dansons, sautons! ». ça dit que la vie est compliquée, qu’il y a des problèmes. Pourtant, les gens font comme si tout allait bien. Ils nous répondent: « Le Zouk nous permet de tenir. C’est notre seul médicament. » C’est une autre approche de la même chanson.

Pourquoi avoir participé au documentaire « Noirs de France » de Pascal Blanchard et Juan Gélas en 2012?
Les noirs de France ont un problème. On ne nous voit que comme chanteurs ou sportifs. Ce sont des métiers où les gens ont l’impression qu’on n’a pas besoin d’étudier pour les faire. Nos gamins grandissent avec ce modèle. Les seules personnes qui leur ressemblent, qu’ils voient dans leur poste de télévision, sont dans ce domaine. Ils ne voient pas d’avocat ou de physiciens nucléaires. Du coup, ne sont pas incités à se tourner vers ces branches. Ils n’ont pas envie de faire l’ENA: « ça sert à quoi? Y a pas de noirs à l’ENA . Il y en a plein. Mais ceux là on ne les voit pas! Il y a eu une évolution. Ceux qui sont arrivés avec le Bumidom ont été embauchés, comme on embauche la main d’oeuvre étrangère aujourd’hui, à bas prix. En ayant du boulot ils ont pu envoyer leurs enfants à l’école. Ces enfants ont intégré les mêmes entreprises, à l’échelon au dessus. Leurs enfants sont ressortis avec des niveaux d’études supérieures. Ils occupent aujourd’hui des postes importants. Mais on ne les voit pas s’exprimer dans les médias. J’ai participé à ce documentaire car j’estime que c’est bien de voir des noirs qui font des choses, qui réussissent, comme tout le monde.

Vous militez aussi dans le domaine du cinéma
Je milite pour qu’il y ait des rôles autres que porte-flingue, boxeur ou agent de sécurité. On me propose des rôles parce que je suis connu. Je ne suis pas comédien mais j’accepte quand je peux. Jocelyne Béroard aussi. Elle participe à des long-métrages, avec la patience et l’envie. Je n’ai pas trop envie, mais je participe quand même, car on ne peut pas dire qu’il faut qu’il y en ait et refuser.

Quels sont vos projets?
On est en tournée. On a une date à Conakry en Guinée. Le prochain album n’est pas pour tout de suite. On touche tellement de gens que si on fait des projets solo il faut attendre dix ans pour faire un autre album! On se concentre sur le groupe. On n’est pas les meilleurs juges pour faire le bilan de ces trente ans. On apprend le chemin parcouru par les journalistes, les fans. C’est comme ça qu’on sait la plupart des choses qu’on sait sur le groupe. On a la tête dedans. En lisant les journaux on prend conscience des progrès, des performances réalisées.

Pour finir, qu’écoutez-vous en ce moment?
J’écoute ce qui passe à ma portée, à la radio, chez des copains, pendant des concerts. Je ne suis pas sectaire. J’écoute de tout: de la musique de Saint-Domingue, les Rolling Stones, Lenny Kravitz…

par Julien LEGROS|Tribune2lartiste.com